Pour que l'IA devienne partie prenante d'un authentique projet politique, il faut sortir de la mythologie qui l'entoure. - Shutterstock
Intelligence artificielle : sortir du mythe
pour servir le progrès
publié dans "Les Echos"https://www.lesechos.fr/intelligence-artificielle/cercle-ia/0301733901970-intelligence-artificielle-sortir-du-mythe-pour-servir-le-progres-2179861.php
Depuis la fin du XXe siècle, l'intelligence artificielle (IA) participe à la révolution numérique, qui a transformé le monde dans lequel nous vivons. L'ambition prométhéenne de cette discipline scientifique, née il y a un peu plus de soixante ans, est de modéliser, par des ordinateurs, l'ensemble des facultés intellectuelles.
Elle aurait pu s'avérer vaine, tant il est évident que l'intelligence humaine ne saurait se réduire à une série d'opérations logiques - le seul type d' « intelligence » accessible à une machine. Mais la mise en oeuvre des techniques qu'elle a contribué à développer, qui recourt à une forte puissance de calcul, révolutionne notre rapport aux données.
Au sein de la seule Banque mondiale, une centaine de geeks travaillent aujourd'hui à temps plein sur des techniques de « machine learning » (apprentissage par la machine) issues de l'IA, pour traiter des données extrêmement riches, aujourd'hui largement sous-exploitées. A l'Agence française de développement, nous travaillons à utiliser ces techniques pour analyser les données déjà disponibles et évaluer les politiques publiques qui ont « réussi ». Elles vont nous servir également à estimer de manière rigoureuse la partie prévisible de l'impact du dérèglement climatique et des effondrements de biodiversité sur les infrastructures et, plus largement, le capital économique des pays du Sud - un enjeu considérable pour notre mission d'aide publique au développement, mais aussi pour la puissance publique, les secteurs privés et les assureurs du monde entier.
Un authentique projet politique
Le rapport rendu public en mars dernier par le député Cédric Villani préconise notamment une politique publique volontariste d'ouverture des données et plaide pour la constitution de « communs de la donnée », c'est-à-dire une gouvernance décentralisée et participative des données. « Dans certains cas, précise le rapport, la puissance publique pourrait imposer [aux acteurs économiques privés] l'ouverture, s'agissant de certaines données d'intérêt général. » Quant au traitement de ces données, le rapport rappelle à fort juste titre qu'il sera fait par d'autres que nous si, en France, nous n'investissons pas de manière massive dans la formation de nos jeunes scientifiques et ingénieurs.
Pour que l'IA devienne partie prenante d'un authentique projet politique, il faut sortir de la mythologie qui l'entoure. En premier lieu, se déprendre de l'illusion selon laquelle l'IA serait une innovation immatérielle. Les 20.000 milliards de requêtes quotidiennes sur les moteurs de recherche consomment une énergie importante. Les data center où sont stockés les zêta octets de données nécessaires pour satisfaire ces requêtes sont eux-mêmes très gourmands en énergie et responsables de plus de 2 % des émissions de gaz à effet de serre. En comparaison, le trafic aérien, lui, représente 3 % de ces émissions.
Aujourd'hui, certaines sociétés délocalisent leurs data centers au Groenland, de manière à réduire la facture énergétique du refroidissement de ces gigantesques banques de données... Autrement dit, ce que nous tissons aujourd'hui avec le numérique ne ressemble guère à la perspective écologique de la noosphère chère à Teilhard de Chardin : « Une collectivité harmonisée des consciences, équivalente à une sorte de super-conscience. » Nos réseaux numériques y ressembleront encore moins si nous laissons des acteurs dont la géopolitique n'est pas la nôtre (les Gafa, la Chine ou la Russie) traiter nos propres données à notre insu.
En second lieu, certains géants de l'Internet tentent de forger un imaginaire collectif de la singularité technologique. Celle-ci désigne un « moment » hypothétique, logé dans un avenir plus ou moins proche où, grâce à l'IA, les « robots prendraient le pouvoir ». Le plus souvent, cette prospective digne d'Hollywood s'accompagne d'injonctions politiques démobilisatrices, en particulier à l'intention des forces sociales qui luttent en faveur d'un monde commun plus humain : ces luttes s'inscriraient dans une vision dépassée puisque, bientôt, nous aurions vocation à entrer dans un monde sans histoire, où l'humain serait devenu superflu.
Redisons-le : la singularité est un mythe politique réactionnaire dénué de fondement scientifique. Débarrassée de la pensée magique, l'IA peut, au contraire, devenir un outil extraordinaire au service d'un humanisme progressiste, dont le projet politique, en matière numérique, reste à écrire.
Jean-Gabriel Ganascia, professeur à Sorbonne Université, est président du comité d'éthique du CNRS.
Gaël Giraud, directeur de recherches CNRS, est économiste en chef de l'Agence française de développement.
Jean-Gabriel Ganascia et Gaël Giraud