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Politique d’industrialisation en Afrique : l’aide au développement pour soutenir le « processus de découverte » en Éthiopie
L’industrialisation est au cœur des débats actuels sur le développement de l’Afrique subsaharienne. Il est de plus en plus clair, en effet, que l’idée d’une trajectoire africaine qui passerait directement de sociétés rurales à une société de services high tech est une illusion : n’en déplaise aux chantres de la société post-industrielle, il n’y a pas de prospérité sans industrie.
La politique industrielle n’est pas un exercice technique, mais un processus politique
Dans la mesure où, à la différence de l’Occident, l’Afrique peut difficilement faire travailler plus pauvre qu’elle, la division du travail entre une Chine-qui-produit et un Occident-qui-consomme – qui nourrit, chez ce dernier, le mirage d’une sortie de l’âge industriel – cette division est hors d’atteinte pour un continent africain dont même la sécurité alimentaire n’est pas assurée dans une génération. En revanche, il n’est pas exclu que le continent puisse devenir la prochaine usine du monde dès que la hausse des salaires chinois aura suffisamment approfondi le phénomène déjà en cours de délocalisation des usines asiatiques. Si un tel processus de transformation structurelle implique par définition de soutenir les secteurs à plus forte productivité, les recommandations habituelles n’expliquent guère comment les identifier.
Dans cette optique, Hausmann et Rodrik (2003) ont démontré l’importance du « processus de découverte » pour alimenter l’industrialisation : l’identification des secteurs dans lesquels un pays doit investir est déterminante pour sa transformation structurelle. Ce processus de découverte doit être évidemment engagé par les entrepreneurs, mais il ne peut espérer être efficace sans une participation active de l’État.
En effet, l’incertitude qui pèse sur les bénéfices d’un éventuel investissement en apprentissage pouvant dissuader les entreprises d’amorcer le processus, le soutien de l’État est indispensable pour assurer un retour sur investissement suffisamment important pour les entrepreneurs pionniers. Les exemples réussis, au plan économique, de l’Éthiopie et du Rwanda montrent que l’investissement public est la clef du développement (tout comme il fut déterminant dans le décollage de l’Europe au cours des révolutions industrielles). Le rôle de l’État est alors double : favoriser le processus de découverte ex ante (en soutenant l’entrepreneuriat et les investissements dans de nouvelles activités) et écarter les secteurs improductifs ex post. Cela passe nécessairement par une politique industrielle active.
Comme le rappelle Rodrik (2009), « it’s not about whether, it’s about how » : la question qui se pose ne doit plus être celle de la pertinence de la politique industrielle (sa remise en cause s’alimente à l’imaginaire dénoncé supra), mais celle des conditions de sa mise en œuvre. La politique industrielle n’est pas seulement un assemblage complexe d’instruments de politiques publiques, mais un processus de découverte, issu d’une collaboration stratégique entre le secteur privé et le gouvernement dans le but d’identifier les goulets d’étranglement et les activités les plus productives et d’en évaluer sérieusement les résultats pour apprendre des erreurs commises.
Idéalement, le choix des instruments de politiques publiques les plus pertinents émergera de ce processus, selon les spécificités de chaque pays.
L’aide au développement peut accompagner ce processus
Depuis les années 1990, le gouvernement éthiopien souscrit à cette vision de la politique industrielle :
« An industrial policy is not a technical exercise, but a political process in which political and economic factors interact ». (H.E. Dr Arkebe Oqubay, « Made in Africa », 2015, p.31).
L’industrie des fleurs est l’exemple réussi d’un processus de découverte vertueux soutenu par le gouvernement d’Addis-Abeba à travers une politique industrielle ciblée (Schaefer & Abebe, 2015a).
Comment, en tant que bailleur de fonds, accompagner ce processus ? Le rôle de l’aide au développement est compris, de façon traditionnelle, comme consistant à financer les investissements pertinents dans un contexte de contrainte budgétaire forte ou de défaillance du marché du crédit. Mais les bailleurs peuvent aussi animer et alimenter un dialogue sur les politiques publiques, nourrir une vision prospective de long terme partagée, et soutenir financièrement l’organisation du processus de découverte ex ante.
Les nombreux allers-retours nécessaires entre le secteur privé et le gouvernement, à la fois encastré et autonome au sein de la société civile (Evans, 1995), peuvent en effet avoir un coût non-négligeable. En Europe, l’exemple de certains partenariats public-privés montre que ceux-ci peuvent rapidement devenir des jeux asymétriques où « le mieux informé gagne » et où l’intérêt général, servi par la puissance publique, n’est plus honoré.
« Sector-specific knowledge… allows government bodies to build the kind of close collaborative partnerships that are now in evidence in both the leather and the floriculture sectors. International assistance can be sought to pull in relevant knowledge at relatively little budgetary costs ». (Schaefer & Abebe, 2015b, p.157).
Bien entendu, il s’agit pour un bailleur de fonds de trouver la juste place, afin de ne pas tomber dans un piège qui consisterait à cumuler les fonctions de diagnostic, de prescription, et de fourniture de services financiers et techniques prescrits (Emons, 1997).
C’est le défi que tentent de relever ensemble l’Agence Française de Développement(AFD) et l’Ethiopian Development Research Institute (EDRI) dans un partenariat co-construit depuis 2013 : l’AFD soutient financièrement un programme de recherche conçu et mis en œuvre par l’EDRI, dans l’objectif d’accompagner la conception, la mise en œuvre et l’évaluation du deuxième plan quinquennal de croissance et de transformation structurelle (GTP II, Growth and Transformation Plan II, 2015-2020). Les chercheurs de l’Agence travaillent également avec ceux de l’EDRI pour concevoir ensemble des analyses et des papiers de recherche, de conserve avec les universités et think tanks français en vue de mutualiser les compétences et les expertises. Par exemple, à l’inverse de celui des fleurs, le secteur éthiopien du cuir n’a pas réussi pour l’instant à décoller véritablement, notamment au regard des objectifs affichés par le gouvernement.
Aussi l’EDRI et l’AFD tentent-ils de comprendre ensemble, avec les acteurs de la filière, les blocages et contraintes qui pèsent sur ce secteur. Une réflexion qui s’inscrit dans une appréhension globale de la situation éthiopienne, de ses atouts considérables et de ses vulnérabilités : la question de l’inclusion sociale et politique des ethnies majoritaires Oromos et Amhàras, par exemple, tout comme le sujet de la sécurité alimentaire (devenu criant pour tous les pays qui entourent l’Éthiopie et que le dérèglement climatique ne peut qu’aggraver dans les décennies à venir) doivent accompagner l’émergence inclusive de ce pays, fondée sur l’innovation industrielle aussi prometteuse qu’originale pour l’ensemble du continent.