Le corps et l'écologie intég..
Le corps et l’écologie intégrale : même combat ?
Par: Gaël Giraud, prêtre, jésuite, économiste en chef de l’Agence Française de Développement, directeur de recherche au CNRS. et
Cécile Renouard, religieuse de l’Assomption, Centre Sèvres, ESSEC, Campus de la Transition.
Gaël Giraud. / Agence Française de Développement/Youtube
Dans une tribune du Figaro (1er août 2018), notre ami Philippe de Roux nous interpelle au sujet d’un article collectif du Monde (24 juillet) dédié à l’écologie intégrale. Nous y rappelions que “l’écologie intégrale” – un concept structurant de l’encyclique Laudato Si’du pape François – renvoie à l’expérience fondatrice que l’environnement et la justice, le combat écologique et la lutte sociale, sont inséparables
Manière de dire que les débats politiques conventionnels entre ceux qui estiment qu’il faut d’abord faire croître la part du gâteau économique et ceux qui avancent qu’au contraire, il convient de se mettre d’accord ex ante sur la manière d’en distribuer les parts, ces querelles oublient l’essentiel : si le coût écologique de production excède ce que les écosystèmes sont capables d’endurer, maximiser la taille du gâteau ne peut plus être l’objectif premier mais bel et bien d’apprendre, pour nous, aujourd’hui, la “sobriété heureuse”.
Quant à la justice distributive, elle ne peut plus faire fi de l’impact environnemental de ses propres critères de répartition : les riches sont ceux qui, en moyenne, polluent le plus, dans tous les pays, au Nord comme au Sud. Le critère distributif rawlsien d’amélioration du sort des plus défavorisés ne suffit donc plus. Encore moins le concept d’égalité des chances cher à la Troisième voie de la social-démocratie : le niveau absolu des positions sociales de chacun.e importe désormais puisque de l’aptitude des plus favorisé.e.s à réduire l’empreinte matérielle de leur train de vie dépendent les services écologiques dont nous bénéficions tous.
Si cette situation inédite bouleverse les repères classiques entre droite et gauche, cela ne veut nullement dire que toute discussion entre conservateurs et progressistes ait disparu. En effet, il existe au moins deux manières d’adapter nos économies carbonées aux contraintes écologiques.
L’une consiste à faire payer par les plus pauvres la note des dérèglements écologiques provoqués depuis deux siècles par le mode de vie des plus favorisés : on l’observe à l’œuvre dans la construction de ghettos “verts” pour ultra-riches, à l’instar de Songdo (Corée) où ces derniers se donnent l’illusion qu’il suffit de manger bio et de recycler ses déchets pour faire sa part. L’autre scénario de la transition consiste à inventer des modes de socialisation vraiment résilients parce que frugaux. C’est ce qui s’invente notamment dans les éco-villages et, par exemple, à Sekem (Égypte), Auroville (Inde), Gaviotas (Colombie) ou Picaranga (Brésil) ou dans certaines oasis des colibris, en France…
Le corps
Philippe de Roux nous reproche d’avoir “oublié” le corps et ses combats politiques d’aujourd’hui, notamment autour de la PMA. Il a raison : même si tout est lié, il est impossible d’aborder tous les sujets de front en quelques lignes. Le corps humain est la première victime de l’hybris carbonée qui caractérise le capitalocène —cette ère historique nouvelle où la puissance de destruction extractiviste parvient à égaler celle des forces géologiques de la planète.
Que l’on songe aux ravages du glyphosate sur notre santé ou aux formes d’esclavage moderne — aussi bien la “traite des blanches” que celle des migrants bloqués en Libye. À rebours du projet politique néo-libéral (de droite comme de gauche) de privatisation du monde, mon corps n’a pas vocation à devenir une marchandise privée. S’en prémunir passe par une désintoxication de l’imaginaire managérial qui colonise nos esprits : “investissez” dans votre corps comme dans du “capital”… Cela passe aussi par le droit du travail : sous une forme ou une autre, le travail reste le lieu privilégié de mise à contribution de nos corps.
À ce sujet, le détricotage du droit du travail français que dénonce notamment Alain Supiot en dit long sur le peu de cas que le législateur fait de nos corps. Et cela passe enfin par la lutte contre la violence de la pornographie qui envahit tous les espaces ; le trafic d’ovules et d’utérus auquel conduit la commercialisation de la PMA ; la défense des femmes qui souhaitent troquer des moyens de contraception “naturels” contre la pilule ou accoucher sans péridurale ; la promotion de l’égale dignité des femmes et des hommes au travail comme à la maison ; la réduction des inégalités salariales inacceptables qui perpétuent l’ordre patriarcal, lequel est indissociable de l’extractivisme responsable d’une grande partie de nos maux. Il y a une unité profonde entre le viol d’une femme ou d’un enfant et le viol de la Terre. On ne rompra pas avec l’un sans rompre avec l’autre.
À nos yeux toutefois, et c’est peut-être ici que notre chemin ne coïncide plus avec celui de Philippe de Roux, ces luttes politiques doivent être menées au nom de la justice. Le corps n’est pas quelque chose d’a-politique qu’on pourrait envisager indépendamment, ou à côté, de la question d’une transition écologique juste. Mon corps est un foyer de relations, à la fois le mémorial des rencontres passées qui m’ont façonné, et la promesse d’autres rencontres, certaines heureuses, d’autres tragiques.
C’est du sein d’une anthropologie relationnelle, et donc toujours déjà insérée dans la question de la justice sociale-écologique, que la dignité des corps, en particulier celui des femmes, doit être défendue. À moins de cela, que risquons-nous ? De sombrer dans un nouveau “naturalisme”, dont Philippe Descola nous a appris qu’il caractérise la part d’ombre de la modernité occidentale.
Or c’est cette métaphysique d’une Nature a-politique qui est principalement responsable des désastres écologiques perpétrés depuis deux siècles. Croit-on qu’à naturaliser le corps on échappera à ce travers de la modernité ? Inversement, si nos corps sont intrinsèquement politiques, toute discussion à leur sujet ne peut que s’inscrire dans l’horizon de la justice.
La famille
Reste la question de la famille, que Philippe de Roux n’aborde pas mais que tout le monde a en tête, du fait des polémiques qui, en France, ont entouré le mariage “pour tous”. Que la destruction des corps à laquelle se livrent nos sociétés occidentales contribue à la dislocation des familles —à travers la confusion entre violence sexuelle et tendresse, mais aussi le burn out, les bullshit jobs, le chômage ou la précarité—, cela n’est que trop évident.
Il faut néanmoins rappeler la leçon d’Emmanuel Todd : les structures familiales elles-mêmes ne sauraient être “naturalisées” ; elles évoluent dans le temps et l’espace. La famille nucléaire égalitaire du bassin parisien n’est qu’une figure parmi d’autres. Certaines sociétés, hélas, mettent en œuvre des formes perverses de régression en favorisant un type de famille-souche qui, souvent, s’accompagne d’une dégradation du sort des femmes et des personnes ayant une orientation homosexuelle.
Ces transformations doivent elles aussi faire l’objet d’un débat politique. D’autant que, fait inédit dans l’histoire, en Occident, les femmes sont désormais mieux éduquées en moyenne que les hommes. Mais vouloir extraire ce débat de la question plus ample de la justice sociale, n’est-ce pas rêver d’une politique sans justice ? Et ipso facto choisir l’une des deux options fondamentales de la transition écologique en oubliant les plus fragiles ? Telle n’est pas notre option.