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Environnement et Démocratie

Le problème environnemental est né d’un déficit de démocratie, et non l’inverse.

Le problème environnemental est né d’un déficit de démocratie, et non l’inverse »
 

 

Seule la réinvention de processus démocratique à l’échelle des citoyens permettra de dépasser l’impuissance des élites et des Etats à affronter le défi climatique, affirme au « Monde » un collectif de cinq chercheurs.

 
Par Collectif Publié le 07 décembre 2018 à 14h32
 

Tribune. « La démocratie a échoué à traiter le problème environnemental » a affirmé Dennis Meadows dans un entretien au Monde le 3 décembre. Sous la plume du père du rapport au Club de Rome qui, en 1972, fut sans doute l’un des premiers avertissements sur les limites géophysiques de la croissance, cette affirmation est dangereuse car elle semble oublier que le « problème environnemental » est en grande partie né d’un déficit de démocratie, et non l’inverse.
 

Le processus onusien initié en juin 1992 lors du Sommet de la Terre à Rio et poursuivi depuis jusqu’à l’accord de Paris de 2015 est aujourd’hui vivement critiqué pour son inefficacité
 

Dennis Meadows constate l’impuissance du politique à se saisir de l’urgence. Son diagnostic s’appuie sur la crise que traversent les négociations climatiques internationales pour faire le procès de toute politique écologique concertée. Certes, les questions environnementales étant de nature planétaire, toute politique écologique doit aussi être globale. Le processus onusien initié en juin 1992 lors du Sommet de la Terre à Rio et poursuivi depuis jusqu’à l’accord de Paris de 2015 est aujourd’hui vivement critiqué pour son inefficacité : ses accords sont souvent de nature juridique non contraignante ; le « droit dérivé » de la Conférence des parties (COP) n’est pas soumis à leur ratification.
 

Son application et son effectivité sont donc tributaires de la bonne volonté des Etats. Sa mise en œuvre exige de composer avec des acteurs non-étatiques, parmi lesquels des entreprises multinationales dont les intérêts sont bien souvent incompatibles, à leurs yeux, avec les enjeux de long terme et la remise en question des modèles de consommation portée par la transition écologique.
 
D’où, sans doute, l’impression que la démocratie est aujourd’hui incapable de faire face aux menaces qui s’aggravent chaque jour (hausse des émissions de CO2, inerties des économies à changer de modèle de prospérité) et aux enjeux géopolitiques perçus comme concurrents qui poussent certains Etats parmi les plus influents à se désengager (retrait des Etats-Unis de l’accord de Paris, renoncement du Brésil à accueillir la COP 25)
 

 

Au niveau local
 

Pourtant, la politique de l’écologie ne se limite pas à l’échelle onusienne ou étatique. Aujourd’hui, elle s’exerce surtout au niveau local. Les pratiques de jardins et de mobilités partagées, de ventes en circuits courts, de recyclage, etc. s’articulent à une recherche des fondements d’une vie politique démocratique et « soutenable ». Il en résulte un renouvellement en cours de l’exercice du pouvoir par des citoyens et des collectifs qui font le constat que la réduction de la question politique à un « Etat fort » sans délibération n’est en aucune façon une réponse adéquate à la crise actuelle.
 

L’invention d’une nouvelle capacité juridique pour les acteurs et les collectifs engagés dans la transition pose des questions inédites
 

Les approches procédurales de Jürgen Habermas, de promotion des « capacités » (Amartya Sen et Martha Nussbaum), de démocratie liquide ou délégative (Bryan Ford), « cosmopolitique » (Ulrich Beck), « continue » (Dominique Rousseau), « démondialisée » (Walden Bello) cherchent à renouveler les espaces démocratiques. Sur le terrain, les éco-villages ou les monnaies complémentaires qui essaiment sur le territoire français expérimentent de nouveaux types de gouvernance.
 

 
L’invention d’une nouvelle capacité juridique pour les acteurs et les collectifs engagés dans la transition pose des questions inédites : quelles configurations sociales, politiques et éthiques permettent à un collectif de participer pleinement à la prise de décision politique ? Comment recomposer des espaces ayant « force de loi » qui ne soient pas « sans Etat » mais où l’action et la voix de tous les citoyens et citoyennes, sans condition de revenus ou de diplôme, soit honorée ?
 

 

Espaces communs
 

La capture du pouvoir d’Etat par une sphère dominante (financière, industrielle, administrative) fait obstacle au discernement éthique et à la décision partagée nécessaires à l’invention de ces nouveaux visages d’une société décarbonée et juste. Voilà la maladie de notre démocratie. Mais renoncer à l’aspiration démocratique parce qu’elle est aujourd’hui prise en otage serait un contresens.
Soigner notre démocratie exige un Etat capable de protéger les espaces communs de délibération et d’invention institutionnelle, notamment contre une privatisation du monde qui tue toute créativité collective. Or, pour remplir cette fonction, l’Etat lui-même doit être protégé des œillères technocratiques qui tendent à faire primer le respect absolu de règles monétaires et financières sur l’exercice délibératif de la démocratie.
Si cette dernière est l’objet de tant de scepticisme en Europe, c’est parce que l’impression s’impose que les institutions communautaires, la Banque Centrale européenne notamment, outrepassent leur rôle économique et étouffent les Etats par des restrictions budgétaires sans fondement économique rigoureux et qui privilégient les intérêts de court terme de la sphère financière, au risque de repousser sine die une transition écologique qui réclame en urgence des investissements « verts » massifs.
 

 

Débat public
 

Les populismes ne sont pas la seule menace pesant sur la démocratie, les solidarités et la transition écologiques : tant qu’elle se substituera à celle des citoyens et citoyennes et de leurs élus, la parole des experts continuera d’étouffer le débat public, voire de jouer un rôle anti-démocratique. Aux citoyens et citoyennes de réclamer que les expertises technocratiques soient remises au service de la délibération, et non l’inverse.
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Impossible d’y parvenir sans être convaincu que l’écologie se vit avant de se dire ; que la véritable urgence est de délibérer, non d’asséner ; que ce n’est pas la démocratie qui échoue, mais qu’elle mourra le jour où s’érodera notre confiance collective dans l’aptitude de tous et de toutes à la faire mûrir au service de la transition écologique et de la justice sociale.
 

Émeline Baudet, École Normale Supérieure, Paris III ; Alain Grandjean, conseiller scientifique à la Fondation Nicolas Hulot ; Gaël Giraud, directeur de recherche CNRS ; Gilles Lhuilier, ENS Rennes, Fondation Maison des sciences de l’homme ; Cécile Renouard, ESSEC Business School, Centre Sèvres, sont membres du Campus de la Transition
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