Financer la décarbonation
Réchauffement climatique, sixième extinction de masse du vivant, acidification des océans, nouveau continent de déchets dans le Pacifique nord, montée des eaux et destruction des littoraux, érosion des sols, pluies acides, fonte des glaciers, assèchement des rivières et de sources aquifères, bouleversement du cycle de l’eau, raréfaction de ressources minières non renouvelables[1]… La litanie des catastrophes déjà largement engagées est désormais bien connue. Las, à Madrid, la Cop25 ne s’en est pas moins soldée par un échec. Un gouvernement comme celui d’Australie continue de s’enfermer dans la dénégation, même face à des feux de brousse qui, à l’issue de l’été le plus chaud et sec jamais enregistré sur l’île-continent, viennent de détruire une surface supérieure à celle de la Belgique, de décimer plusieurs milliards d’animaux et de tuer une trentaine de personnes. Outre les pertes colossales en termes de biodiversité, ces incendies dramatiques détruisent les puits d’absorption naturels de CO2 que constituent les arbres et accélèrent encore le réchauffement. Pire encore, si la fonte du pergélisol de Sibérie et des hydrates de méthane gelés dans les fonds marins de l’océan Arctique s’accélère, il est vraisemblable qu’ils libèrent d’importantes quantités de méthane dans les années à venir. Répandu dans l’atmosphère, ce gaz propulserait la planète vers un réchauffement de + 6, + 7 °C ou davantage[2]. Avant ou après 2100 ? Peu importe : la survie de l’espèce humaine serait probablement en jeu.
Certes, une relative incertitude règne encore sur ces terribles perspectives. Heureusement. En revanche, il est d’ores et déjà presque certain qu’à moins d’un revirement majeur de nos sociétés, des zones entières de la planète seront inhabitables pour cause de combinaison létale de chaleur et d’humidité avant la fin de ce siècle : les bassins de l’Amazonie et du Congo, l’Amérique centrale, le bord du golfe de Guinée, le littoral indien, l’Indonésie… La quasi-totalité du delta du Mékong, plus de la moitié du Bangladesh, Bombay, Shanghai et Venise seront sous l’eau. La Banque mondiale chiffre à 5,2 milliards le nombre d’individus touchés par la malaria en 2050. Et à plus de 2,5 milliards le nombre de réfugiés climatiques dans la seconde moitié de ce siècle.
Pourquoi n’agissons-nous pas ? Chacune, chacun est invité à s’interroger à titre personnel. À l’échelle individuelle, beaucoup d’entre nous éprouvent une impuissance tragique : en France, l’austérité la plus rigoureuse permettrait à un individu seul d’économiser au mieux 30 % de ses émissions de gaz à effet de serre. C’est déjà beaucoup, et la mystique des petits gestes qui ont de grands effets ne doit pas être sous-estimée, d’autant qu’ils ont une vertu d’exemplarité et d’entraînement par mimétisme social. Êtes-vous végétarien ? Consommez-vous des produits locaux ? Pratiquez-vous le compost ? Prenez-vous (souvent) l’avion ? Comment vous chauffez-vous ? Les 70 % restants relèvent de décisions qui engagent les grands collectifs et le politique : l’aménagement du territoire, les transports, les modes de production et de distribution de l’énergie et des produits de notre vie courante. Alors pourquoi le politique, les institutions publiques internationales et les grands acteurs privés font-ils si peu pour lutter contre une tragédie abondamment documentée par la communauté scientifique depuis plus de vingt ans ?
L’impasse du financement
Le mystère de notre inaction s’éclaire légèrement si l’on comprend que l’obstacle principal auquel nous nous heurtons n’est pas de nature technique – pour l’essentiel, nous disposons des technologies nécessaires pour faire évoluer rapidement nos industries et notre agriculture vers un monde décarboné, dominé par le low-tech, les circuits courts, l’agroécologie et le recyclage – mais financière, et donc politique. Les authentiques « réformes structurelles » à mettre en œuvre pour transformer nos sociétés ont un coût. Qui va s’en acquitter ?
À ce stade de la délibération, tous les acteurs de l’espace public européen préfèrent regarder ailleurs. La haute fonction publique et les politiques estiment, pour la plupart, que les États sont trop endettés pour pouvoir assumer le coût d’une reconstruction écologique volontariste. En période de déflation, semblable à celle que connaît l’Europe depuis plusieurs années à la suite du krach historique de 2007-2009, la dépense publique demeure pourtant le meilleur moyen de sauver notre continent du piège de la trappe à liquidité. L’exemple japonais est éloquent. L’économie japonaise se débat depuis vingt-cinq ans – une génération – contre la déflation. Et l’on peut mettre au crédit de Shinzō Abe, en dépit de son ambivalence politique, d’avoir compris que malgré une dette publique équivalente à 250 % du Pib, l’austérité budgétaire pourrait tuer le patient. Beaucoup de hauts fonctionnaires européens continuent malgré tout à douter de cette leçon élémentaire, connue et comprise des économistes depuis Irving Fisher, John Maynard Keynes et Michał Kalecki. N’envisageant pas que l’État puisse s’endetter pour financer des investissements verts pourtant indispensables, la plupart d’entre eux se tournent vers le secteur privé.
L’obstacle principal auquel nous nous heurtons n’est pas de nature technique, mais financière, et donc politique.
C’est la posture, en particulier, du Green New Deal de la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen. D’après les documents qui en tracent le contour, ce plan prévoit entre 1 000 et 2 600 milliards d’euros de dépense publique sur dix ans[3]. Soit entre cinq et dix fois moins que les dépenses nécessaires calculées par la Cour des comptes européenne pour la décennie 2020, laquelle ne peut guère être soupçonnée de surestimer le coût de la décarbonation[4]. Le détail des sources publiques de financement prévues par la Commission européenne montre également qu’il n’est pas envisagé plus de 30 milliards d’euros annuels de dépenses publiques dans le cadre du Green Deal. D’où viendraient alors les 70 à 230 milliards annuels restants ? Certainement pas des États membres, puisque ces derniers s’estiment contraints par le seuil des 3 % du Pib de déficit public, inscrit à l’article 126 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne, et s’efforcent, presque partout en zone euro (à l’exception du nouveau gouvernement espagnol) de réduire la dépense publique. Reste donc le secteur privé.
Or ce dernier continue de traîner les pieds. Rien de très étonnant du côté des industries extractives, dont le cœur de métier repose sur notre addiction aux énergies fossiles. Ainsi le Pdg de Total, Patrick Pouyanné, déclare-t-il que le débat sur le changement climatique lui paraît « manichéen[5] ». Selon le Carbon Disclosure Project (CDP), Total figurait en 2017 à la 19e place des cent sociétés les plus polluantes du monde, produisant 0,9 % des émissions industrielles de gaz à effet de serre. Est-il vraiment manichéen de presser ces dernières de consentir aux transformations nécessaires pour éviter des millions de morts humaines, des souffrances indescriptibles pour des milliards d’autres et, soit dit en passant, pour sauvegarder leur propre activité à moyen terme ? Dans un monde à plus de +2 °C (un seuil que nous pourrions atteindre dès la moitié de ce siècle si nous poursuivons l’actuelle trajectoire, en dépit de l’accord de Paris de 2015) et si aucun coup d’arrêt n’est mis à la destruction actuelle de la biodiversité, il y a fort à parier en effet que la demande en énergie fossile se tarira, du fait de l’effondrement de pans entiers de nos économies. La rationalité stratégique de moyen terme du secteur énergétique exigerait donc de se libérer des fossiles aussi rapidement que possible. Or comme le suggère Patrick Pouyanné dans ce même entretien, la raison essentielle de la paralysie du secteur privé, ou du moins des entreprises cotées, est la pression exercée par les actionnaires en faveur de rendements de court terme exorbitants. Sans rapport avec l’atonie de la croissance de nos économies, ces exigences contraignent même certaines entreprises à s’endetter pour gonfler leurs dividendes, à rebours du bon sens gestionnaire le plus élémentaire.
Nombre de capitaines d’industrie regrettent in petto l’absence de réglementation contraignante qui, en s’imposant uniformément à eux comme à leurs concurrents, obligerait tout le monde à la vertu, actionnaires compris. Mais ce regret n’est que partiellement de bonne foi : jusqu’à présent, à chaque fois qu’il s’est agi de réglementer le secteur bancaire français, la Fédération française des banques a fait valoir que toute réglementation pénaliserait nos champions bancaires français face à leurs compétiteurs nord-américains[6]. Ainsi, la concurrence interdirait toute action volontaire des entreprises qui n’auraient d’autre ressource que de prier pour qu’une réglementation commune s’impose à tous, mais la concurrence interdirait aussi tout début de réglementation au motif que cette dernière constituerait un désavantage compétitif mortel… Ce renvoi implicite à une coordination internationale de la réglementation, dont tous savent combien elle est difficile à mettre en place compte tenu des idiosyncrasies de chaque continent, nous condamne à l’impasse.
Quant à l’objection selon laquelle la pression actionnariale empêche aujourd’hui les entreprises cotées d’adopter spontanément des comportements vertueux, elle est justifiée à ceci près que les « actionnaires » eux-mêmes ne constituent pas une entité homogène. Les petits porteurs, dont l’influence sur les conseils d’administration est négligeable[7], sont à distinguer des investisseurs institutionnels (assureurs, réassureurs et caisses de retraites) et des sociétés de gestion qui ont un véritable pouvoir de négociation. Interrogés, les premiers estiment que leur impuissance les exonère de toute responsabilité éthique : isolés au milieu de milliers d’autres actionnaires, et n’ayant aucun poids dans les décisions des grands groupes industriels, ils ne voient pas pourquoi, à titre personnel, ils devraient se priver des dividendes que ces entreprises sont prêtes à leur verser. Du côté des investisseurs institutionnels et des gérants de portefeuilles, les déclarations publiques et les chartes éthiques en matière d’investissement socialement responsable ne doivent pas faire illusion : à quelques exceptions près, la gestion d’actifs n’est pas gouvernée par l’urgence de se retirer des activités polluantes. Le géant BlackRock, par la voix de son Pdg Larry Fink, multiplie depuis quelques années les déclarations prédisant un imminent bouleversement de la « finance verte »[8], mais les observateurs attendent toujours que cette prophétie se réalise. En outre, lorsque 631 investisseurs représentant un total de 37 000 milliards de dollars d’actifs publient une lettre pressant les gouvernements d’agir en faveur du climat[9], ils reconduisent le problème là où nous avions débuté : du côté de l’État.
L’obstacle de la finance dérégulée
Dans la chaîne des responsabilités dont on vient de lister les maillons, il existe tout de même un type d’acteur qui ne peut guère renvoyer sa propre responsabilité sur autrui : le secteur bancaire. Selon Oxfam, en 2016 et 2017, sur dix euros de financements accordés par les banques privées françaises aux énergies, sept ont financé des énergies fossiles, contre deux pour les renouvelables[10]. Dans le même temps, nos banques ont réduit leurs financements à destination des énergies renouvelables (- 1,85 milliard d’euros) d’un montant équivalent à l’augmentation de leurs financements vers les énergies fossiles (+ 1,8 milliard d’euros). Avec 12,8 milliards d’euros de financements aux énergies fossiles en 2016 et 2017, Bnp Paribas reste le premier soutien français aux énergies fossiles, alors qu’en novembre 2015, elle faisait partie des sponsors de la Cop21 ! Enfin, pour un euro prêté sur les marchés financiers en faveur des énergies renouvelables, les banques françaises ont accordé plus de huit euros aux énergies fossiles. Qui croira qu’un tel biais de sélection chez les clients énergéticiens de nos banques provient d’une concurrence non faussée[11] ? En réalité, nos géants bancaires possèdent dans leurs bilans des dizaines de milliards d’actifs liés aux énergies fossiles, reflet du rôle majeur joué par les énergies fossiles dans l’économie française depuis la révolution industrielle. Cela n’est d’ailleurs pas propre à la France, mais vaut pour toutes les nations anciennement industrialisées. Si ces actifs devaient être déclarés « échoués » (stranded, c’est-à-dire prohibés pour des motifs écologiques, de sorte que leur valeur marchande chuterait à zéro), il est vraisemblable que, compte tenu en particulier de la faiblesse de leur capitalisation, certains de nos géants bancaires feraient faillite.
Par conséquent, la plupart des banques ayant contribué au financement de l’économie française depuis plusieurs décennies sont piégées : la décarbonation de l’économie signifierait la fin probable de leur activité. On comprend qu’elles soient dès lors contraintes de pratiquer l’écoblanchiment : depuis 2008, l’annonce publique d’engagements en faveur de la « finance verte » a permis à nos banques de revaloriser progressivement leur image auprès d’un grand public échaudé par la catastrophe financière de 2008. La communication sur les émissions d’« obligations vertes » fait partie de cette stratégie de greenwashing : à ce jour, en effet, l’essentiel des green bonds ne se distingue en rien des autres types d’obligations. Ces « obligations vertes » ne sont ni plus, ni moins vertes que le reste des titres obligataires du marché[12]. Or la tétanie du secteur bancaire entraîne celle d’une bonne partie du secteur industriel privé et de la haute fonction publique, par le jeu conjugué de la dette privée (des entreprises non financières) et du pantouflage. Il est facile, en effet, de rappeler à une entreprise qui voudrait faire du progrès du côté de la décarbonation qu’elle devrait d’abord songer à rembourser ses dettes… Michel Pébereau, quant à lui, ne se vantait-il pas, il y a peu encore, qu’il y ait davantage d’inspecteurs des finances travaillant pour Bnp Paribas que pour le compte de l’État ?
La concurrence entre entreprises, bien réelle et parfois violente, est toujours imparfaite.
La capture du régulateur passe aussi par la colonisation doctrinale des esprits. Ainsi l’une des objections les plus fréquentes à toute forme de réglementation du secteur privé – bancaire en particulier – consiste-t-elle à dénoncer les distorsions de concurrence qui ne manqueraient pas de l’accompagner. Or l’analyse économique est incapable de définir réellement ce que signifie la concurrence « pure et parfaite ». Ce concept, censé caractériser une situation idéale où tous les acteurs économiques ont perdu tout pouvoir d’influence sur le mode de formation des prix des marchés, n’admet aucune formalisation mathématique rigoureuse[13]. Il est à ranger au rayon des mystifications scientifiques comme l’idée du perpetuum mobile, l’éther prérelativiste ou les théories anthropologiques d’un Gobineau ou d’un Cesare Lombroso visant à justifier le racisme : la concurrence entre entreprises, bien réelle et parfois violente, est toujours imparfaite, quel que soit le degré de flexibilité du droit du travail ou du marché des biens et services. Les entreprises recherchent en permanence des positions d’oligopole, voire de monopole, pour y échapper. Loin de rompre une harmonie préétablie qui n’existe que dans la fiction panglossienne des théories économiques néoclassiques, le droit et la réglementation sont par conséquent d’excellents moyens de contrecarrer les conséquences économiques et sociales parfois dévastatrices induites par les positions oligopolistiques des acteurs économiques. Cela vaut évidemment pour les Gafam, mais aussi dans l’énergie, les transports et, d’une manière générale, pour tous les secteurs où les rendements d’échelle sont croissants[14], c’est-à-dire presque partout. Il faut, en l’encadrant intelligemment, remettre la concurrence oligopolistique au service de la société. La tragédie intellectuelle du projet européen est que la fiction de la libre concurrence constitue la pierre d’angle de l’ensemble doctrinal supposé fonder toutes les institutions communautaires, bien au-delà de la seule direction générale concurrence.
Oser la contrainte
Il n’est pas impossible de réglementer le label des « obligations vertes » et de contraindre les établissements qui prétendent émettre ce type de produits à faire coïncider leurs actions avec leurs discours. Cela demande en revanche que la puissance publique ose enfin réglementer le secteur bancaire[15]. Par exemple en modifiant le cadre prudentiel dans lequel elles opèrent, par l’imposition d’un « facteur de pénalité pour fonds bruns ». Le principe est le suivant : toutes les fois qu’une banque privée crée de la monnaie en accordant un crédit, elle est contrainte par une exigence de fonds propres additionnels proportionnelle à l’encours du crédit qu’elle vient d’accorder. Cette contrainte permet de s’assurer qu’elle dispose bien d’un matelas de sécurité en cas d’insolvabilité de l’emprunteur.
Comme j’ai eu l’occasion de le rappeler au Parlement européen[16] et comme l’a plusieurs fois souligné Christine Lagarde à la tête du Fmi, les banques de la zone euro sont dangereusement sous-capitalisées. Alors que certaines d’entre elles ont accusé des pertes voisines de 11 % de la valeur de leurs actifs en 2008, leurs fonds propres excèdent rarement 3 % de leur bilan aujourd’hui. Dans ces conditions, la réédition d’un sinistre financier d’ampleur comparable à celui de 2008 provoquerait la faillite d’un nombre significatif de nos établissements bancaires. Il est d’autant plus urgent de contraindre nos banques à augmenter le volume de leurs fonds propres relativement à leur taille de bilan que la fable selon laquelle des banques moins capitalisées accordent davantage de crédits n’est étayée par aucune statistique historique : au contraire, plus les fonds propres d’une banque sont solides, plus elle prête facilement. Une manière de faire consiste à alourdir les exigences de fonds propres pour tous les crédits bancaires à destination de projets qui n’auraient pas reçu le label « vert » décerné par un organe d’experts indépendant du lobby bancaire[17]. Les banques françaises sont par ailleurs très favorables à la disposition symétrique consistant à alléger les exigences en fonds propres des crédits « verts » : mais en l’état actuel des choses, faut-il réduire davantage les contraintes prudentielles déjà insuffisantes auxquelles nos banques sont assujetties ?
Les banques publiques peuvent jouer elles aussi un rôle actif dans le financement de la décarbonation de nos économies. La Banque européenne d’investissement (Bei) a par exemple soutenu les énergies fossiles à hauteur de 7,9 milliards d’euros entre 2015 et 2018[18], soit 21 % de ses financements dans l’énergie. Une telle distorsion ne peut pas être attribuée aux « lois » de la concurrence mais relève bien de décisions politiques. Ces crédits doivent être redéployés vers les énergies renouvelables. La Bei a d’ailleurs récemment annoncé qu’elle mettrait fin à tout nouveau financement d’énergies fossiles, gaz compris, dès la fin de l’année 2021 et que ses financements seraient « verts » à 50 % à partir de 2025[19]. Pourquoi seulement 50 % ? En France, en 2018, Bpifrance a accordé environ 9 % de ses financements annuels à la transition écologique, soit 2 milliards d’euros. L’effort de financement devrait être au moins multiplié par cinq pour être à la hauteur des investissements estimés nécessaires par la Cour des comptes européenne.
Enfin, il est faux de dire que les projets « verts » à financer n’existent pas. Alain Grandjean et moi avons présenté en 2014 au secrétaire général adjoint de l’Élysée, Emmanuel Macron, un plan de rénovation thermique de l’ensemble du bâti public sur l’Hexagone, accompagné de solutions de financement. L’opération créerait des emplois (non délocalisables) sur l’ensemble de notre territoire, revitaliserait les centres-villes sinistrés de province et améliorerait la balance commerciale française. Ce projet attend toujours d’être mis en œuvre.
L’exonération de la taxe carbone dont jouissent les entreprises françaises les plus polluantes doit évidemment être supprimée, tout comme les subventions publiques aux énergies fossiles.
Reste qu’un nombre important d’investissements verts sont aujourd’hui peu rentables. Le moyen le plus simple de les rendre attractifs consiste à élever le niveau de la taxe carbone et à élargir son assiette. Toutes les simulations macrofinancières s’accordent pour suggérer que ce niveau, d’un montant actuel de 44,60 euros par tonne, doit dépasser le seuil de 250 euros en 2030[20]. Dans le même temps, l’exonération de la taxe carbone dont jouissent les entreprises françaises les plus polluantes doit évidemment être supprimée, tout comme les subventions publiques aux énergies fossiles[21]. Il va de soi que les recettes fiscales ainsi dégagées doivent être utilisées pour compenser financièrement les ménages précaires qui seront piégés par l’augmentation du prix de l’essence. Une solution de bon sens qu’une mobilisation aussi inédite que celle des Gilets jaunes, pendant plus d’un an, n’aura pas réussi à inspirer au gouvernement actuel. Quant à l’imposition d’une taxe carbone aux frontières, elle contrevient certes au dogme du libre-échange. Il n’est pas possible de discuter ici l’absence de justification analytique du dogme libre-échangiste. Je me contenterai donc de signaler que, la doctrine néoclassique du laisser-faire étant elle-même construite sur le concept de « concurrence parfaite », elle souffre de la même absence de fondement scientifique que cette dernière. Contrairement aux antiennes répétées ad nauseam à ce sujet, le protectionnisme commercial ne rime nullement avec la guerre ou le totalitarisme[22]. Les États-Unis et la Chine l’ont d’ailleurs compris. L’Union européenne et l’Organisation mondiale du commerce restent, sur ce sujet, les dernières enceintes à se réclamer encore de la théorie ricardienne des avantages comparatifs censée justifier le libre-échange. Il faudra bien pourtant se résoudre à mettre en place une taxe carbone aux frontières pour protéger les industries « vertes », qui doivent impérativement se substituer aux usines de l’âge thermo-industriel.
La révision des dogmes qui régissent aujourd’hui la pensée économique et l’action publique en Europe promet d’être douloureuse. Mais c’est une partie du prix à payer si nous voulons éviter le pire du désastre écologique déjà engagé.
[1] - Claude Henry et Laurence Tubiana, Earth at Risk: Natural Capital and the Quest for Sustainability, New York, Columbia University Press, 2017, et Ugo Bardi, Le Grand Pillage. Comment nous épuisons les ressources de la planète, Paris, Les Petits Matins, 2015.
[2] - Christian Knoblauch et al., “Methane production as key to the greenhouse gas budget of thawing permafrost”, Nature Climate Change, vol. 8, no 4, 2018, p. 309-312. Natalia Shakhova et al., “Extensive methane venting to the atmosphere from sediments of the East Siberian Arctic Shelf”, Science, vol. 327, no 5970, 2010, p. 1246-1250.
[3] - Communication de la Commission européenne, « Un pacte vert pour l’Europe », 11 décembre 2019 (ec.europa.eu).
[4] - Cour des comptes européenne, « Analyse panoramique : l’action de l’UE dans le domaine de l’énergie et du changement climatiques », 2017 (op.europa.eu).
[5] - Propos rapportés par France Info, 14 janvier 2020 (francetvinfo.fr).
[6] - Il importe, bien sûr, de distinguer les législations réellement contraignantes de celles qui, en induisant des contraintes fictives, entretiennent l’illusion que le législateur a pris ses responsabilités, un bon exemple étant la fausse loi de séparation bancaire Moscovici-Berger de 2013.
[7] - Sauf à ce qu’ils s’organisent pour pratiquer une forme ou une autre d’activisme actionnarial.
[8] - Voir Andrew Ross Sorkin, “BlackRock C.E.O. Larry Fink: Climate crisis will reshape finance”, New York Times, 15 janvier 2020.
[9] - Communiqué du Coalition for Environmentally Responsible Economies (Ceres), Madrid, 9 décembre 2019 (ceres.org).
[10] - Voir Alexandre Poidatz, Banques françaises, les fossiles raflent la mise, Paris, Oxfam, 2018 (www.oxfamfrance.org).
[11] - Alors que la banque Barclays est sommée par une partie de ses actionnaires de renoncer rapidement à tout financement fossile, Bnp Paribas a annoncé, fin 2019, l’arrêt « complet » de ses financements au secteur du charbon en 2030 dans l’Union européenne et en 2040 pour le reste du monde, ce qui revient à reculer de vingt ans la décision de cesser de financer l’énergie la plus polluante au monde.
[12] - Ivar Ekeland et Julien Lefournier, « L’obligation verte : homéopathie ou incantation ? », Chaire énergie & prospérité, 3 juin 2019 (www.chair-energy-prosperity.org).
[13] - Steve Keen et Russell Standish, “Debunking the theory of the firm: A chronology”, Real World Economics Review, no 53, 2010, p. 56-94.
[14] - C’est-à-dire où le coût unitaire de délivrer, disons, mille fois le même produit ou le même service est moins élevé que de délivrer la même prestation une fois. La microéconomie néoclassique reconnaît qu’en présence de rendements croissants, la recherche d’une position oligopolistique est la seule réponse rationnelle à la concurrence marchande. Mais elle affirme qu’en réalité les rendements d’échelle industriels sont décroissants, ce qui contredit l’expérience quotidienne de tous les industriels.
[15] - À l’heure où ces lignes sont écrites, 91 députés de la majorité viennent de voter une résolution demandant au gouvernement de déréglementer le secteur bancaire. Voir Christian Chavagneux, « Les députés et le gouvernement, porte-parole du lobby bancaire », Alternatives économiques, 14 janvier 2001.
[16] - Gaël Giraud et Thore Kockerols, Vers une Union bancaire européenne résiliente sur le plan macroéconomique, rapport pour le Parlement européen, 16 juillet 2015 (www.europarl.europa.eu).
[17] - Sans cette indépendance, nous assisterons simplement à la répétition de la capture des agences de notation ayant conduit ces dernières à noter AAA les produits « pourris » à l’origine du krach de 2008.
[18] - Lucile Dufour, Armelle Le Comte, Cécile Marchand et Alexandre Poidatz, Cachez ces fossiles que l’on ne saurait voir, Les Amis de la Terre France/Oxfam France/Réseau Action Climat France, 2019.
[19] - Communiqué de la Bei, 14 novembre 2019.
[20] - Voir Lord Nicholas Stern et Jospeh Stiglitz, Report of the High-Level Commission on Carbon Prices, Carbon Pricing Leadership Coalition, 29 mai 2017 (www.carbonpricingleadership.org), ainsi que le rapport La Valeur de l’action pour le climat, Paris, France Stratégie, 2019 (www.strategie.gouv.fr).
[21] - Sanjeev Gupta et Michael Keen, « Subventions énergétiques dans le monde : environ 5 000 milliards de dollars ! », 18 mai 2015 (imf.org).
[22] - Voir G. Giraud, « L’épouvantail du protectionnisme », Projet, no 320, 2011, p. 80-89 et « Plaidoyer pour un protectionnisme européen », Projet, no 321, 2011, p. 79-87.
https://esprit.presse.fr/article/gael-giraud/financer-la-decarbonation-42610