Gaël Giraud aurait pu devenir trader, il a choisi la prêtrise et le développement durable. - (Photo AFD)
L'économie sur courant alternatif
Directeur exécutif de l’Agence française de développement, Gaël Giraud défend un nouveau modèle économique, respectueux des ressources naturelles, en rupture avec la pensée néolibérale.
A l'appellation d'économiste « hétérodoxe », il préfère le qualificatif « alternatif ». Iconoclaste conviendrait tout aussi bien tant l'homme défie l'image habituellement renvoyée par les économistes de renom. Son parcours brillant – École normale supérieure, Polytechnique, École nationale de la statistique et de l'administration économique – aurait pu (dû) conduire ce spécialiste de l'économie mathématique derrière l'ordinateur d'une grande banque d'investissement internationale, occupé à traquer le profit entre des courbes de valeurs. Le coup, d'ailleurs, est passé près. Mais deux événements en ont décidé autrement : son ordination comme prêtre catholique à 30 ans passés, et la crise financière de 2008. Un double bouleversement comme une correction de trajectoire. « Je viens de l'économie mathématique la plus orthodoxe, celle de la théorie des jeux, de la théorie de l'équilibre général, de la finance mathématique. Mais je fais partie des économistes qui ont compris entre 2007 et 2009 que tout cela ne tenait pas la route. La crise de 2008 m'a aidé à ouvrir les yeux et à comprendre qu'il fallait reprendre quasiment à zéro une bonne part de l'analyse économique. »
" La transition écologique devrait être le thème majeur de la campagne "
Pour y parvenir, ce proche de Nicolas Hulot a un cheval de bataille : l'élaboration de nouveaux modèles macroéconomiques, radicalement différents des standards néolibéraux qu'il juge défaillants. « Les modèles macro qu'on utilise dans les grandes institutions mondiales (FMI, Banque mondiale, BCE…) sont fondamentalement faux. Il faut les refaire. » Notamment pour prendre en compte le lien entre l'économie et la nature, oublié par les théories classiques des quarante dernières années. « De mon point de vue, la question du lien entre l'économie et les ressources naturelles est fondamentale. L'économie n'est pas hors-sol, nous sommes tous, fondamentalement, des animaux. Une économie humaine fonctionne comme un grand métabolisme, il faut lui mettre en permanence de l'énergie et des ressources naturelles pour qu'elle fonctionne. Le fait d'avoir négligé cela fait que le capitalisme néolibéral est devenu une espèce de grand pillage des ressources naturelles dont les conséquences sur les écosystèmes dans lesquels nous vivons ne sont pas pensées par les économistes. »
Au rythme actuel, Gaël Giraud en est persuadé, on va dans le mur. Et la campagne présidentielle, qui devrait être l'occasion de mettre le sujet au cœur du débat, est loin de le rassurer. « S'il y a un thème majeur aujourd'hui, c'est bien celui de la transition écologique, de l'adaptation de l'économie à la nécessaire protection de l'environnement. Ça devrait être le thème principal de la campagne. » Engager de manière volontariste la transition écologique en France, en Europe et dans le monde, voilà, selon lui, le véritable « changement de logiciel » à opérer rapidement. « La transition écologique, nous la ferons de toutes les manières, sauf à nous suicider. Mais si on la fait trop tard, on va la faire dans des conditions catastrophiques et sur le dos des plus pauvres, comme toujours. Une petite élite va s'assurer l'approvisionnement en énergie, en eau potable, en ressources minières pour pouvoir continuer de vivre, et va faire supporter par les plus pauvres la facture globale écologique. »
Apôtre de la " sobriété heureuse "
Ce changement de paradigme est au cœur du concept de « sobriété heureuse », courant d'idées portées par l'agriculteur essayiste Pierre Rabhi ou encore le philosophe Edgar Morin. « La sobriété heureuse, ça signifie s'adapter à la capacité de charge des écosystèmes de la planète, ne pas prélever les ressources plus vite que le rythme auquel elles se renouvellent. Ça vaut pour l'eau potable, ça vaut pour l'énergie renouvelable, pour la biomasse… Il y a un rythme du vivant et la sobriété heureuse, c'est s'adapter à ce rythme plutôt que détruire le support sur lequel nous reposons. Ça veut dire vivre plus lentement, polluer moins, consommer moins et réapprendre un rapport harmonieux aux écosystèmes naturels. »
Et donc un renoncement à une partie de notre mode vie ? « Oui, car il n'est pas durable. »Pas question, pour autant, de renvoyer tout le monde à la ferme, mais de « réarticuler le monde rural et le monde urbain ». « Il faut revenir à de petites agglomérations très denses pour économiser de l'énergie, avec du transport public mais pas de voitures. Ces villes seraient entourées par de la polyagriculture en circuit court, le plus possible du côté de l'agroécologie, et seraient reliées ensemble par des trains roulant à l'électricité, elle-même produite à l'aide d'énergies renouvelables. C'est le type de sociétés qu'il faut construire. »
Adaptation au rythme du vivant, nouveau rapport à la monnaie, prise en compte de la société civile et pas seulement de l'État et du marché comme acteurs institutionnels… Gaël Giraud et les équipes de l'Agence française de développement travaillent à l'élaboration de nouveaux modèles macroéconomiques en rapport avec l'émergence de nouvelles réalités. Bien conscient, pour le moment, de représenter « une conception alternative par rapport au courant dominant ».
bio express
> Gaël Giraud est né le 24 janvier 1970. C'est un économiste spécialisé dans les mathématiques. Il est également prêtre catholique jésuite.
> Après l'École normale supérieure de la rue d'Ulm à Paris et l'ENSAE, l'École nationale de la statistique et de l'administration économique, il a fait une thèse de mathématiques à l'École polytechnique.
> Il est ensuite parti vivre deux ans dans le sud du Tchad, dans la ville de Sarh, où il a enseigné les mathématiques et la physique dans un lycée-collège. Il y a également travaillé dans une prison pour améliorer la condition des femmes détenues au milieu des hommes. Il y a par ailleurs monté un centre d'accueil pour les enfants de la rue, d'une quarantaine de places.
> A son retour en France, il est devenu chercheur au CNRS, tout en étant consultant pour des banques d'affaires. On lui propose alors un poste de trader à New York, qu'il refuse pour pouvoir devenir jésuite, à 34 ans.
> Aujourd'hui prêtre catholique, il dirige la chaire Energie et prospérité, hébergée à la fois par l'ENS, Polytechnique et l'ENSAE, dédiée à la question de l'énergie en économie.
à savoir
L'AFD, bras financier de la France dans le Sud
L'Agence française de développement (AFD) est une banque publique à but non-lucratif créée par le général de Gaulle et le résistant André Postel-Vinay en 1941 à Londres. « Au départ, c'était la banque des Français de la Résistance hors métropole. Puis c'est devenu la banque des colonies, puis de la décolonisation, et enfin la banque de développement qu'elle est aujourd'hui », explique Gaël Giraud, qui en est l'économiste en chef et le directeur exécutif du Lab' du développement durable. Aujourd'hui, l'AFD est considérée comme le bras financier de la politique internationale de la France vis-à-vis des pays du Sud. « Nous intervenons dans 80 pays d'Amérique latine, d'Afrique, du Moyen-Orient et d'Asie du Sud-Est pour financer des projets de développement. Cela va de la construction d'un barrage en Guinée au soutien d'une université au Pérou en passant par l'aide au gouvernement vietnamien dans la lutte contre l'érosion de la baie de Da Nang ».
Depuis une dizaine d'années, l'AFD a intégré la lutte contre le réchauffement climatique dans ses priorités. Pour Gaël Giraud, « l'idée, c'est de dire que le développement et la lutte contre le réchauffement climatique sont un seul et même combat. »
Julien Proult